Extraits
de Noâra mon amour
Livre publié par Robert Laffont en 1962, j’avais
13 ans.
j’ai acheté le livre en mars 2004
Elian-J Finbert : né en
1896 ou 1899 ?, mort en 1977.
Juif
né en 1899
en Égypte,
à Jaffa,
Elian-Joseph
Finbert est décédé en 1977. Il se fit rapidement homme de lettres et
commença par
écrire des romans et des livres de voyages sur l'Égypte. Il se fit
chamelier et
écrivit plusieurs livres sur les chameaux. Lors de la Seconde Guerre mondiale il se
réfugia en Zone libre,
en 1940,
comme les
éditions Sequana (Juillard) dont il faisait partie, il fit la
connaissance de Marie-Aimée Méraville qui le
ravitailla.
Après avoir suivi des cours il devint berger transhumant en Aveyron, puis dans les Alpes-de-Haute-Provence et ce qui
lui permit
de consacrer plusieurs livres à ces sujets.
Avant
de nous faire lire « Le destin difficile, il vécu avec les
clochards
parisiens.
Par
la suite, il publia toutes sortes de livres et de traductions
(proverbes
africains, Guide Bleu sur Israël, etc,). Il trouva "sa voie" quand il
se mit à écrire des livres sur "les plus belles histoires de bêtes"
(certaines relations avec des bêtes, à commencer par la guenon Noara de
son
enfance, l'ont considérablement marqué, il a déclaré: "Si j'ai une âme,
c'est aux bêtes que je le dois"). Ce bestiaire lui attire cette
dédicace
de Colette:"Elian
Finbert, de qui je suis bien jalouse parce qu'il sait mieux que moi
parler aux
bêtes".
Il
tint aussi une émission à la radio sur ce thème, et des rubriques dans
des
revues animalières.
Il
reçut plusieurs prix de l'Académie française, celui de la Fondation
Vernaguer, le prix
Sully-Olivier de
Serres, celui de la Pensée française et enfin le Grand Prix Poncetton de la
Société des
Gens de Lettres (SGDL), créé en 1970, est
attribué à Elian-J. Finbert pour l'ensemble de
son œuvre en 1974.
Liste des ouvrages
Sous
le règne de la licorne et du lion
(1925)
Le
batelier du Nil (1928)
Le
Fou de Dieu (1929)
Le
Nil, fleuve du Paradis (1932)
La
vie du chameau, vaisseau du désert
(1938)
La
brebis et la vie pastorale (1942)
Le
Livre de la Sagesse Malgache (1946)
Les
plus belles histoires de chiens
(1953)
De
la fourmi à l'éléphant, les plus belles histoires de
bêtes (1953)
Vies
des chiens célèbres (1954)
Les
plus belles histoires de chats
les
plus belles histoires d'oiseaux
(1956)
Histoires
de singes
Comment
les bêtes font l'amour ?
Renard
le malaimé (1960)
Chevaux (1962)
Les
plus belles histoires de singes et d'éléphants (1962)
Noâra
mon amour (1962)
Écrivain animalier, il créa en 1936 la collection Scènes de la vie des bêtes chez Albin Michel.
Le Livre Noâra mon amour est consacré à la guenon Noâra qui a accompagné son enfance et sa jeunesse pendant une vingtaine d’années (de 5 à 25 ans, donc sans doute 1904-1924 ?) bref sa vie en basse Egypte où il était né et vivait dans le bourg de Minet-elGamh..
(Les soulignages, et les
sous-titres etc, sont de moi)
introduction
Les animaux auront été
mon rêve et ma passion les plus
impérieux. Parce qu’ils m’ont permis de mieux me connaître pour mieux
aimer. Et
je ne m’en plains pas. Ils m’ont ouvert les voies grâce auxquelles j’ai
pu
parfois surprendre ce qui se trouve au-delà de l’écorce des apparences,
et ils
m’ont façonné à leur image intérieure. (p.7)
Chacun de nous a les
souvenirs qu’il mérite, tout comme
la vie et la mort qu’il mérite, imbriqués dans la moelle aveugle de la
fatalité. Et de l’amour qui nous a unis, mes frères animaux et moi,
j’ai reçu ce
que j’en ai mérité, autant que ce qu’ils ont eux-mêmes reçu de moi. Car
les
parts sont égales dans cette « élévation » réciproque. (p.9)
Jamais je n’ai été
aimé autant que par eux et c’est
pourquoi je crois en l’amour des bêtes et à la réhabilitation – Henry
de
Montherlant dit rédemption – de l’homme par cet amour dont je n’ai
jamais pu
mesurer l’infini qui ne repose sur rien d’autres que sur l’amour.
(p.10)
, mon premier
conseiller, porteur d’une petite étoile
pour m’éclairer, fut un poussin que l’on m’offrit tout frétillant et
tout
jaunet et qui me lâcha, d’un coup, tous ses secrets comme je lui livrai
les
miens sans ambages. Et vite nous mîmes en commun notre amitié. (p.11)
un enfant dans
les rue d’Egypte
Mais voici que s’en
venaient des danseuses et des
danseuses avec des musiciens ; Vite on faisait un rond autour
d’eux et on
se mettait à battre des mains. Et puis, voici que s’en venaient des
marchands
de gâteaux nageant dans du miel, des marchands de jus de caroubes glacé
dans de
hautes jarres, des marchands de poupées en sucre multicolore. Vite, on
faisait
nu rond autour d’eux et on marchandait ferme avec des gestes
virevoltants
accompagnés de rires gras et de grands coups de gueule.
Qu’est-ce que le
temps, je vous le demande ? Il est
à toi, fils de l’homme. Il est dans le creux de ta main et tu le laisse
s’écouler, fluide entre tes cinq doigts écartés, au gré de ton plaisir.
Tu veux
t’empiffrer de bonnes choses ? Bon, mange o ta satiété. Tu veux
étancher
ta soif ? Bon, le Nil coule à ras bords. Le sommeil englue tes
paupières ? Bon, dors, ici ou là, qu’importe, la poussière n’a pas
de
prix. Tu veux rendre grâce à Allah de t’avoir gardé en vie ? Bon,
étends
ton manteau sur ce carré de route ou d’herbe et agenouille-toi à la
face du
ciel.
Mais une cange,
enfoncée dans l’eau jusqu’à ses
plat-bords, apparut, glissant avec lenteur ; elle promenait des
ruches
d’abeilles de village en village, car on était au temps où les petites
fleurs
blanches et grises des fèves étaient gorgées de suc et embaumaient.
D’autres
canges suivaient, celles aux pastèques, celles aux poteries, celles aux
balles
de coton, de lentilles et de riz.
Des buffles rêvaient
dans le fil du courant, avec sur
leur échine des enfants nus qui vainement les encourageaient à
rejoindre la
rive opposée en pesant sur leurs cornes. Et d’un bourg caché parmi des
dattiers
surgirent des jeunes filles à la queue leu leu, leurs jarres posées à
la
renverse sur le haut de la tête, et qui chantaient, avant d’aller
puiser l’eau
à l’aiguade, cette chanson de « la fleur du henné et de la goutte
de
rosée » que je saurais aujourd’hui encore répéter sans me tromper…
On me reconnaissait
ici, on me reconnaissait là, et je me
faufilais comme si j’étais l’un des leurs, et qui ne s’étonnaient pas
de
rencontrer dans ce flux et reflux du peuple paysan, ce bambin qui
n’était pas
de leur race aux reins étroits, eux épaules droites, et qui portait des
vêtements européens. C’était en ce temps perdu à jamais, où l’Egypte
était
souriante à tous les enfants du monde… On m’offrait de petites figues
roses de
sycomores et des fruits de cactus dépouillés de leur pelure à dards et,
en
plus, de la gentillesse plein les deux mains.
(p.16-18)
divers
J’avais même appris à
Noâra à se servir des w.-c Elle s’y
rendait d’elle-même chaque fois que le besoin s’en faisait sentir. Si
elle se
trouvait au jardin ou dans la cour où elle aurait pu se libérer à son
aise,
selon sa nature, elle se retenait et se rendait à l’endroit prescrit.
Elle
n’ignorait pas l’usage de la chaîne, elle s’y pendait en bondissant
pour l’atteindre,
bien que la æasse d’eau la terrorisât. Comme il arriva, une fois, que
le
« niagara » se trouvait dérangé, elle se mit à geindre à
l’intérieur
– car elle tirait la porte sur elle – puis elle vint me prendre par la
main, me
conduisit à l’endroit et me fit comprendre que la chaîne ne déclenchait
pas la
précipitation de la chute d’eau accoutumée.
Car elle craignait
toujours d’être grondée, non pas en
réalité, de peur d’être châtiée, mais parce qu’elle cherchait toujours
à le
faire plaisir, à ne pas me chagriner, bien qu’elle n’y parvint pas
toujours, sa
vraie nature prenant parfois le dessus et la submergeant. Mais je me
demande si
elle n’était pas poursuivie par le remords d’avoir mal agi, si elle
n’avait pas
le sentiment de la culpabilité, car souvent elle m’en avait donné le
témoignage.
Tous ces gestes
étaient naturellement
« humains », gestes de tendresse et de gentillesse pour
caresser et
embrasser ou dans ce que ses actes avaient d’essentiel et qui disaient
combien
sa vie affective était profonde et riche. Lorsqu’elle était malade,
elle se
tenait la tête avec les mains ou bien se couchait sur le côté en
faisant
entendre, de temps en temps, des plaintes expressives, tout en refusant
toute
espèce de nourriture. Lorsqu’elle se blottissait entre mes bras, en
faisant
l’enjouée, elle se saisissait tout de suite d’une de mes mains et
caressait un
à un mes doigts, les flairait ensuite pour y retrouver mon odeur, me
mordillait
doucement l’oreille, tout en esquissant un sourire qui pouvait paraître
cocasse
mais était pour moi bouleversant d’affection. (p.64-65)
« la musique
qui fait pleurer »
Souvent, pour
agrémenter nos longues soirées et combler
le vide de notre solitude, perdus que nous étions au fond de ce petit
bourg de
la basse Egypte, dans cette demeure que la nuit investissait et rendait
plus
vaste encore avec ses deux étages, nous nous serrions autour du piano
et
chantions en chœur de vieilles chansons ou bien des lieder de Schubert
que
notre mère accompagnait et qui s’envolaient par flots des fenêtres
ouvertes,
réveillant les familles des fellahs étendues sur les terrasses et les
pigeons
sur les corniches dont nous parvenaient les roucoulements. Alors Noâra
se
trouvait au comble d’une jubilation paisible qui ne la butait pas hors
d’elle-même mais l’animait d’un sentiment plus concerté, plus
conscient, celui
d’être entourée de tous les membres de notre famille auxquels elle se
sentait
rattachée par des liens très profonds et qui l’avaient adoptée comme
une
personne, une autre petite sœur, devenue le centre de notre intérêt, de
nos
divertissements et de nos préoccupations. Et pour exprimer sa gratitude
à ce
qui représentait pour elle ces séances musicales, elle quittait son
poste de
guet sur l ‘épaule de ma mère, applaudissait des deux mains comme font
les
enfants, puis bondissait de l’un à l’autre des chanteurs, avec des
gazouillis,
une tendresse insinuante, comme si elle se fut livrée à quelque ballet
aérien,
nous souriant et, semble-t-il, nous encourageant.
…
Et comme à l’occasion
de ces réunions, par un romantisme
qui nous caractérisait tous, nous nous éclairions aux bougies, dans ce
salon
aux meubles Louis-Philippe dont les fauteuils et les sofas étaient
recouverts
de velours vert bouteille, nos ombres mêlées à celle de la petite
guenon,
voltigeant, pour ainsi dire, entre nous, d’épaule en épaule,
balafraient les
murs et le plafond de figures étranges… Très tard dans la nuit, nous
nous
enivrions encore de nos voix à l’unisson et je ne puis nous revoir dans
mes
réminiscences sans que se détache sur le fond sonore de ces récitals
que nous
nous donnions la silhouette de Noâra qui, comme toujours, finissait pas
s’endormir, accablée de bonheur et de fatigue, sur les genoux de ma
mère,
…
Ce n’est que bien plus
tard que je surpris le secret de
ce que désormais j’appelai pour moi seul « la musique qui fait
pleurer », secret partagé depuis longtemps ente ma mère et Noâra
et puis
entre nous trois. La musique donnait à la vie de ma mère sa seule vraie
dimension. Elle était sa respiration quotidienne comme sur un haut
lieu. A
n’importe quelle heure de la journée, brusquement, elle abandonnait ses
servitudes ménagères, rejetait son tablier, allait se laver les mains,
se
poudrait et puis se réfugiait au salon où elle jouait quelque Nocturne
de Chopin, sa jubilation permanente,
l’édifice de son bonheur secret, sa patrie bienheureuse. Nul
d’entre-nous
n’aurait osé, à ces moments-là, venir l’écouter dans cette pièce
spacieuse,
tous rideaux tirés qui ne parvenaient cependant pas à contenir la
puissance
solaire du jour égyptien poignardant à travers les lamelles des
persiennes
l’obscurité recherchée, piquant ça et là d’une flèche d’or le vernis du
piano
qui se carrait dans un angle.
…
Le Nocturne N°14
en fa dièse mineur résonna du
haut en bas des étages en s’y insinuant, avec ses
« polonaises » aux
tendresses blessées et dont mon âme étai pleine, ‘enveloppa et me
plongea dans
sa plénitude
…
Et m’étant trop tard
rendu compte de ma maladresse pour
reculer – peut-être n’en étais-je pas si mécontent – je me glissai, en
silence,
sur la pointe des pieds, à pas de voleur, jusqu’au plus lointain
fauteuil où je
me tapis,
..
Mais sur l’autre
épaule, celle qui me demeurait presque
invisible, je voyais, juchée dans sa pose familière, pattes
rapprochées, Noâra,
tout doucement bercée par ma mère qui oscillait rythmiquement selon le
flux et le reflux de la musique. La
guenon était toute aux touches qui cascadaient, avec cette gravité qui
était la
sienne, mais souvent elle relevait sa petite face intelligente vers
celle de la
musicienne, en reculant et en se penchant de côté. Et là, dans cette
attitude
qui, elle aussi, lui était familière, où je ne décelais nul signe de
son
habituelle fébrilité, à ma stupéfaction je m’aperçu
qu’elle ramenait ‘l’autre main demeurée libre et essuyait les
yeux
de ma mère. C’étaient des larmes qu’elle écrasait, dont ma vue, forçant
la
demi-obscurité, pouvait suivre la traînée qui roulait des coins des
paupières
sur les joues.
…
Je fus plongé dans une
perplexité très grande à me
trouver, soudain, le témoin de cette scène. J’éprouvais du remords
d’avoir
passé outre à la volonté maternelle jamais exprimée mais dont nous
convenions
et que nous respections. Pourquoi ma mère pleurait-elle ? et
pourquoi
fallait-il qu’elle pleurât en jouant du Chopin ? Il m’avait semblé
que
jamais elle n’avait atteint dans l’interprétation du Nocturne N°14 à
une telle
déchirante tendresse. Et cela me convainquit davantage encore que
j’avais
transgressé quelque redoutable défense et que ma place n ‘étais
pas là.
….
Noâra a rejoint depuis
longtemps ma mère dans l’immense
thébaïde engloutie dans les sables du temps aux frontières des où se
confondent
ceux qui se sont enfoncés à jamais dans l’épais silence des abysses de
la
terre. J’avais depuis longtemps embaumé l’Egypte, je l’avais
emmaillotée et
serrée dans des bandelettes de lin et l’avais couchée à jamais dans le
sarcophage de bois de sycomore dur de l’oubli. Et voici que le prestige
de la
musique a exorcisé les fantômes du passé et que je me trouve,
aujourd’hui, là,
remontant le long des rives de ma vie jusqu’aux sources de ma jeunesse
…
Noâra, voyez-vous, ce
n’était pas pour moi un singe avec
ses grimaceries désopilantes et sa prestesse d’acrobate. Elle est
insinuée dans
tos les alvéoles de ma mémoire, et si je l’extrais aujourd’hui de cette
matière
à la fois translucide et vague, ductile et dure où je sui moi-même
englué,
c’est que les images ainsi ressuscitées qui la cernent sont pou moi
celles-là
même de ma propre existence. Tant il est vrai que cette petite bête, ma
sœur et
mon semblable, a su élargir la conscience que j’avais fini par prendre
du monde
et qu’elle m’a permis de mieux me connaître, en me dévoilant à moi-même…
(p.103-110)
Et je la prenais
contre moi, car c’était cela qu’elle
souhaitait, et elle mettait ses bras autour de mon cou et, comme un
enfant
souffrant et triste, elle se laissait aller à de petites plaintes
soupirées,
des doléances affectueuses, en fermant et en ouvrant tour à tour les
yeý. Elle
passait sa langue sur mes joues, tout
en poursuivant son discours d’une manière pathétique. Je voyais bien
qu’elle ne
voulait pas que je l’abandonne, car dès que je tentais de détacher ses
bras de
mon cou et de la poser sur le sol, je la sentais se raidir et la colère
la
gagner ; mais aussitôt que je la serrai de nouveau contre moi,
elle
manifestait son contentement d’une manière « humaine » et
reprenait
son babil en s’accrochant à moi avec plus de force, les prunelles
humides.
(p.213)
Il y eut une année où
Zambo, pris de nostalgie pour sa
petite famille, fit venir du Soudan sa femme et son fils Sayed âgé de
trois
ans. Noâra s’attacha au bambin et ne le quittait pas au point que mue
par cette
soudaine passion elle apprit très vite à prononcer son nom en
l’altérant, bien
entendu, au passage.
…
Parfois, on les voyait
tous deux assis, sur l’une des
marches du perron, le bras de Noâra passé autour du cou du garçonnet,
et
mangeant ensemble soit un fruit, soit un biscuit ou suçant un bonbon
qu’ils se
passaient réciproquement, d’une bouche à l’autre. Noâra le conduisait
dans les
allées du jardin avec circonspection, le tenant par la main comme une
sœur
aînée son petit frère. Si Sayed, pris de sommeil, s’étendait à
l’endroit même
où il se trouvait, étalé sur le carrelage ou sur le tapis d’une des
pièces de
la maison, à moins que ce ne soit sur la terrasse parmi les pigeons ou
dans le
jardin, Noâra allait à sa recherche, tremblante d’inquiétude,
l’appelant d’une
voix étouffé en raison de la faiblesse de ses cordes vocales, et
finissait
toujours par le trouver. C’était alors des gambades et des courses
folles, à
notre plus grande joie.
…
Il arriva une fois que
Sayed, s’étant laisser aller à
plus d’audace que d’habitude, s’avisa d’attacher une corde à l’une des
mains de
Noâra et se mit à la traîner, ce qui la contraignait à sautiller sur
ses trois
membres, o bien, perdant l’équilibre, elle tombait à la renverse en
gémissant.
Elle supporta que son petit ami la malmenât de la sorte, qu’il s’amusât
à son
détriment, sans se débattre mais, à la fin, ce jeu ayant sans doute
paru avoir
trop duré et, peut-être aussi ses membres en ayant été endoloris, elle
fit des
tentatives pour se dégager du nœud qui l’enserrait et y réussit. Puis
s’étant
gratté tout d’abord la tête, ce qu’elle faisait lorsqu’elle se trouvait
dans
l’incertitude, comme le ferait un homme, et, ensuite, s’étant gratté
les bras
et la poitrine, ce qu’elle faisait lorsqu’elle était contradictoirement
partagée entre un grand nombre d’émotions, je la vis, à ma
stupéfaction, se
relever et se diriger vers l’enfant, le prendre à bras le corps et se
mettre à
l’embrasser sur la bouche, les joues, le crâne avec n incroyable
véhémence,
heureuse, en fin de compte, d’avoir été sa victime…
Mais la grande affaire
pour eux deux ce fut les longues
heures où Noâra s’improvisait « chercheuse de poux », comme
avec moi,
la tête de l’enfant serrée antre ses pieds, et elle, toute à cette
activité
fiévreuse où ses doigts se frayaient
passage dans la chevelure rase et crépue. Sayed se prêtait
d’autant plus
volontiers à cette opération que sa mère l’y avait accoutumé, et
heureuse que
la guenon l’en dispensa^t et quelle s’en acquittât fort bien elle
abandonnait
le bambin dès le matin.
C’était toujours au
pied du dattier qu’avaient lieu ces
quêtes silencieuses où Noâra semblait officier comme à un culte, dos
appuyé au
fût de l’arbre, l’esprit en arrêt, paupières en mouvement, le masque de
son
visage tout concentré sur lui-même. Les poules, les canards, les oies,
attirés
par cette présence insolite et pris de curiosité, ne manquaient jamais
de
venir, les uns après les autres, s’attrouper à bonne distance pour
suivre les
mains de Noâra fourrageant dans le crâne du négrillon endormi,
(p.239-243
exemple d’en-tête
de chapitre
celui du Chapitre
XXI :
De
l’intelligence de Noâra, différente de celle de l’homme. – De ce
qu’était son
âme lumineuse. – Des nombreux traits de cette intelligence et de cette
âme. –
Comment Noâra en vint à inventer un outil. – Où l’auteur abjure le
lecteur de
n’avoir point vergogne de sa ressemblance avec les singes. Car élever
les
bêtes, ce n’est pas rabaisser les hommes.
(p.250
Kout le chat
Parmi les animaux qui
vivaient librement chez nous, Noâra
avait choisi pour ami le chat Kout, une étrange bête haute sur pattes,
à
la fourrure presque lunaire, aux
prunelles vertes, à qui elle vouait une affection inquiète et jalouse.
Et
comme le félin était imide et quelque
peu flegmatique, le singe exerçait sur lui une tyrannie de tous les
instants
que l’autre souffrait pacifiquement sans jamais se défendre de ses
griffes
qu’il avait pourtant très acérées.
Noâra s’emparait de
Kout et, l’acculant entre l’étau de
ses pieds, dans la pose que l’on voit aux mamans-singes lorsqu’elle
épouillent
leurs petits, elle se mettait en devoir de fouiller ses poils, les
doigts
prestes, le regard aigu et la face grave, puis elle abandonnait ses
recherches
et s’étendait avec le chat serré contre elle. On les retrouvait
endormis dans
les bras l’un de l’autre, Noâra ronflant selon son habitude.
Elle connaissait
parfaitement bien le nom de son ami.
Lorsqu’on lui disait : « Va chercher Kout » elle filait
et
n’avait de cesse qu’elle ne l'eût trouvé et elle l’amenait, heureuse
d’avoir pu
le découvrir en le traînant par la queue ou par la peau du cou pour
nous
montrer qu’elle avait obéi. Dans ces circonstances, Kout se faisait
flasque,
mou.
Il se laissait faire,
prunelles en fente, ronronnant ou
miaulant, les moustaches et les oreilles plaquées en arrière. Il osait
parfois
se rebeller, mais à peine, et par la force même des circonstances,
lorsque par
exemple, Noâra le saisissant à bras le corps, se hissait péniblement
avec lui
sur une maîtresse branche d’un arbre du jardin et là se mettait à le
bercer, à
l’embrasser et à lui raconter des choses par des sons soupirés, par des
gestes
et par mimiques dont il avait fini sans doute par saisir le sens. Car à
travers
les années, les deux bêtes avaient dû forcément trouver un certain mode
d’expression et de communication. Elles avaient ensemble et en
complices joué
tant de tours aux autres animaux de la maison et à nous-mêmes,
entrepris tant d’expéditions
clandestines dans les arbres, dans la cour et sur la terrasse qu’il
n’est pas
possible qu’il n’y eût pas entente naturelle entre elle et
préméditation. (p.230-231)
Lorsque nous voulûmes
l’emporter pour qu’elle reposât au
pied de ce dattier de la cour qui fut son poste d’observation et le
refuge de
ses méditations, Kout s’accrocha à elle et refusa de nous laisser
faire. Je le
pris dans mes bras, mais il observait et suivait tous mes gestes. Il ne
voulait
pas que l’on touchât à son amie. Il poussait de petits cris, car il
était
conscient de ce qui venait d’arriver, et lorsque la petite fosse fut
creusée,
il refusa de me quitter et son emprise fut si forte que j’eus de la
peine à
détacher ses griffes de mes vêtements. Il ne cessa pas de rôder autour
de nous,
réunis que nous étions près de la minuscule tombe, tout au drame de la
mort qui
le hantait, poils hérissés, poussant des miaulis bouleversants, et
doux,
pendant que ma mère en larmes improvisait, à sa façon, une sorte de
prière
d’adieu à celle qu’elle appelait « ma petite fille » et
« ma
beauté ». Il y avait dans les prunelles mi-closes du chat une
telle
détresse qu’on y pouvait lire la douleur que cette séparation avait
ouverte
dans sa vie comme une blessure. Depuis lors, convaincu qu’il était
cerné, de
toutes parts, tout autant que moi-même, par n abandon sans bornes, de
jour en
jour, il perdit toute activité, ne goûtait à aucune nourriture, jusqu’à
ce
qu’il dépérit et succombât sur le minuscule tertre où il se traîna et
somnola
en tentant parfois d’en gratter et d’en labourer le sol sans trouver
assez de
force dans ses griffes pour y parvenir…
Nous lui béchâmes un
petit trou auprès de son amie et
égalisâmes la terre au-dessus d’eux comme une couverture tirée sur leur
sommeil. (p.274-275)